Nous, les personnes vivant avec ce quelque chose de différent que l’on appelle aujourd’hui « trouble bipolaire », sommes-nous les « Loups des steppes » d'hier ?
« Le loup des steppes » est ce roman en partie autobiographique d’Hermann Hesse, écrivain, poète, essayiste allemand, prix Nobel de littérature en 1946.
A la lecture, on ne peut qu’être frappée par la ressemblance entre la crise existentielle du personnage principal « Harry Haller », et la vie, les pensées, les sentiments, les douleurs, les interrogations existentielles des personnes vivant avec des troubles bipolaires. (Aujourd’hui, Hermann Hesse est classé dans les personnages célèbres ayant eu des troubles bipolaires et ce livre aurait d’ailleurs été écrit dans une phase dépressive).
Dans ce livre, il a lui-même conscience que sa crise existentielle n’est pas si singulière, puisqu’il créée une catégorie pour ceux de ses contemporains qui lui ressemblent, qu’il appelle les « Loups des steppes », tout en soulignant le paradoxe de la généralisation qui exclut la singularité. Question toujours vive aujourd’hui (qu’est-ce qui est lié à la personnalité propre, qu’est-ce qui relève de la maladie).
Il y range tous ceux qui ont cette aptitude géniale à souffrir, qui n’ont jamais appris à être contents d’eux-mêmes et de leur vie, pessimistes sur eux-mêmes, épris de mépris et de haine de soi, de désespoir, subissant les soubresauts de leur humeur, l’intempérance ; le tout entrecoupé d’instants de bonheur fugaces, vus comme « une écume éphémère et précieuse au-dessus d’un océan de douleur » censée absorber les souffrances passées.
Il considère que les grands artistes en font partie, ce qui n’est pas une surprise.
Pour lui, les « Loups des steppes » sont « des êtres à part, tantôt maniaques, solitaires et morbides, tantôt des individus aux aptitudes géniales au-dessus des normes mesquines de la vie quotidienne ».
Il est indéniable que ce qu’il décrit sur cette catégorie de personnes qu’il créée, ressemble étrangement à ce que peuvent penser et vivre ceux qu’on étiquette aujourd’hui comme ayant des « troubles bipolaires ». Toutefois, il y a des biais puisque le trouble bipolaire est rarement seul, souvent associé à d’autres troubles ou bien des traits de personnalité récurrents et facilitateurs, donc on ne sait pas ce qui fonde la similitude.
Parmi ces éléments communs :
- L’idée de la dualité, de l’être double, voire agrégat de personnalités multiples. Le personnage « Harry Haller » se voit lui-même en homme et en loup et ses deux êtres se haïssent, « partageant pourtant le même sang et la même âme ». Toute belle pensée, sentiment noble (action humaine selon Hermann Hesse) est raillée par le loup, qui la trouve ridicule et stupide. Et l’homme, de son côté, se place en juge et spectateur des actions du loup, vu comme sa partie animale, brutale, sauvage, qu’il faut rejeter.
- La « nature suicidaire » : les loups des steppes sont des « natures particulièrement émotives et sensibles » qui ont une « grande habitude la lutte contre la tentation de la mort » : « chaque émotion forte, chaque souffrance, chaque situation fâcheuse éveille en lui le désir de s’échapper par la mort ».
- Le loup des steppes veut échapper aux conventions (qu’Hermann Hesse appelle « monde bourgeois »), mais il ne s’aventure pas durablement dans « les contrées où ces valeurs ont totalement disparu ». Il aime avoir des « petits vices, petites extravagances, se sentir comme un original ou un génie échappant aux conventions… ». Toutefois, il reste dans le monde de la normalité, de sorte qu’une moitié de lui reconnait et approuve sans cesse ce que l’autre combat et nie.
- Le Donquichottisme...
…etc.
Beaucoup d’individus vivant en 2019 avec des troubles bipolaires, peuvent, je pense, s’identifier à ce personnage et cette catégorie.
C’est troublant de penser qu’une « maladie » puisse générer les mêmes idées et pensées existentielles traversant les époques, quasi superposables. On ne peut dès lors que se poser la question de sa nature, ses contours, ses origines et qu'être sceptique sur une explication qui consisterait en un simple déséquilibre biochimique.
Nous n’avons pas encore toutes les réponses (et elles ne sont pas toujours compatibles entre elles en raison des approches qui s’opposent en psychiatrie : l’approche dimensionnelle versus l’approche catégorielle), mais ce qui est sûr c’est qu’Hermann Hesse avait identifié en 1927 une catégorie de personnes se comportant et pensant de façon similaire, qu’il avait nommée : les « Loups des steppes ». A coup sûr, il avait mis le doigt sur ce « quelque chose » de différent qu’elles avaient en commun, qu’on appelle aujourd’hui : « trouble bipolaire »...
E.D
Fondatrice mouvement Psy'hope.